Nadja

La deuxième partie de l’œuvre s’ouvre par une scène qui montre André Breton dans son activité favorite, la promenade sans but par les rues, à la recherche de l’imprévu. « Je me trouvais », « je poursuivais », « j’observais », « je venais » : le temps est l’imparfait, celui du récit au passé, de l’habitude et puis subitement, « Tout à coup », c’est la rencontre de Nadja. Contrairement au passé simple qu’un écrivain « romanesque » aurait sans doute utilisé, Breton emploie alors le présent, peut-être pour bien marquer la véracité de son récit :

Tout d’un coup, alors qu’elle est peut-être encore à dix pas de moi, venant en sens inverse, je vois une jeune femme, très pauvrement vêtue, qui, elle aussi, me voit ou m’a vu. Elle va la tête haute, contrairement à tous les autres passants. [...] Je n’avais jamais vu de tels yeux. Sans hésitation j’adresse la parole à l’inconnue […]

(pp. 72-73)

Ce présent de narration abolit la distance du souvenir (« L’introduction insolite du présent dans un système temporel au passé crée un effet d’accélération ou de rapidité, voire de dramatisation », Grammaire méthodique du français), il s’agit pour Breton de décrire le plus fidèlement possible les événements tels qu’ils se sont produits, en révéler la puissance, et effectivement, la suite du récit, jusqu’à l’interruption d’une ligne de points, p. 127, se présente comme un relevé des faits survenus entre le 4 et le 13 octobre 1926, selon l’ordre chronologique. Nous sommes bien dans le ton du « document humain pris sur le vif », appelé de ses vœux lors de l’Avant-Dire.

Après « l’exposé des faits » vient le temps du questionnement et de l’analyse, pour tâcher de comprendre ce qui est survenu et pour répondre à ses interrogations initiales :

Se peut-il que cette poursuite éperdu prenne fin ? […] Qui étions-nous devant la réalité, cette réalité que je sais maintenant couchée aux pieds de Nadja, comme un chien fourbe ? Sous quelle latitude pouvions-nous bien être, livrés ainsi à la fureur des symboles, en proie au démon de l’analogie, objet que nous nous voyions de démarches ultimes, d’attentions singulières, spéciales ? D’où vient que projetés ensemble, une fois pour toutes, si loin de la terre, dans les courts intervalles que nous laissait notre merveilleuse stupeur, nous ayons pu échanger quelques vues incroyablement concordantes par-dessus les décombres fumeux de la vieille pensée et de la sempiternelle vie ?

(pp. 127-130)

« Il se peut que la vie demande à être déchiffrée comme un cryptogramme » (p. 133) ajoute-t-il, et c’est à ce déchiffrage qu’il s’emploie pour découvrir la vérité de Nadja et la sienne, au-delà des « symboles », « des analogies », des images, qui abondent en ces quelques pages. Le récit de leurs rencontres ultérieures se poursuit parallèlement à cette réflexion, mais le dispositif n’est plus le même : les dates ont disparu, l’ordre cesse d’être chronologique, le présent de narration cède place au passé simple ou au passé composé. Breton commente les dessins de Nadja, cite certaines de ses paroles, conte encore quelques anecdote mais l’examen n’est plus si minutieux.

Une deuxième ligne de points page 157 marque la conclusion du « document humain » : avant de quitter Nadja « littérairement », Breton raconte encore la distance qui s’instaure peu à peu entre eux, puis la folie de la jeune femme (ce qui est l’occasion pour lui d’aborder en polémiste, la question de la psychanalyse et de la psychiatrie.) Enfin, il adresse à Nadja un dernier appel, par-delà la folie, par-delà la séparation :

Qui vive ? Est-ce vous, Nadja ? Est-il vrai que l’au-delà, tout l’au-delà soit dans cette vie ? Je ne vous entends pas. Qui vive ? Est-ce moi seul ? Est-ce moi-même ?

(p. 172)

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