L’épilogue
La dernière partie du livre marquée par un saut de page (p. 173), en est la conclusion ou l’épilogue. Le style change, les phrases se font plus longues, entrecoupées de parenthèses et de longues incidentes. Le présent employé est celui du moment de l’écriture, Breton se penche sur le livre qu’il vient décrire et sur les changements qui se sont produits en lui (et en sa ville) depuis qu’il l’a composé. [...] je n’ai plus le cœur de me pencher que sur l’intervalle qui sépare ces dernières lignes de celles qui, à feuilleter ce livre, paraîtraient deux plus tôt venir de finir. Intervalle très court, négligeable pour un lecteur pressé et même un autre mais, il me faut bien dire, démesuré et d’un prix inappréciable pour moi. (p. 175) Durant cet « intervalle », Suzanne Muzard est apparue dans sa vie et son « paysage mental » s’en est immensément ouvert, après leur escapade à Avignon : Je laisse à l’état d’ébauche ce paysage mental, dont les limites me découragent, en dépit de son étonnant prolongement du côté d’Avignon, où le Palais des Papes n’a pas souffert des soirs d’hiver et des pluies battantes, où un vieux pont a fini par céder sous une chanson enfantine, où une main merveilleuse et intrahissable m’a désigné il n’y a pas encore assez longtemps une vaste plaque indicatrice bleu ciel portant ces mots : LES AUBES. En dépit de ce prolongement et de tous les autres, qui me servent à planter une étoile au cœur même du fini. (pp. 182-183) Et tandis qu’il revient sur Nadja, Breton réaffirme le principe surréaliste d’écriture, comme « Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale » (Manifeste du surréalisme) et rappelle sa foi dans l’inconscient. N’empêche que s’il faut attendre, s’il faut vouloir être sûr, s’il faut prendre des précautions, s’il faut faire au feu la part du feu, et seulement la part, je m’y refuse absolument. Que la grande inconscience vive et sonore qui m’inspire mes seuls actes probants dispose à tout jamais de tout ce qui est moi. Je m’ôte à plaisir toute chance de lui reprendre ce qu’ici à nouveau je lui donne. Je ne veux encore une fois reconnaître qu’elle, je veux ne compter que sur elle et presque à loisir parcourir ses jetées immenses, fixant moi-même un point brillant que je sais être dans mon eil et qui m’épargne de me heurter à ses ballots de nuit. (p. 183) Après une nouvelle ligne de points, page 184, Breton s’adresse directement à Suzanne (voir Personnages) dans un éloge lyrique de la femme aimée. Bien que rencontrée tardivement, elle est l’aboutissement du livre et sa justification, comme si la rencontre de Nadja avait été nécessaire pour que ce nouvel amour puisse naître : « Cette conclusion ne prend même son vrai sens et toute sa force qu’à travers toi. » (p. 187) |
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Les dernières pages
de Nadja, après une dernière ligne de points, sont
consacrées à une définition de la beauté, selon
l’auteur.
Une certaine attitude en découle nécessairement à l’égard de la beauté, dont il est trop clair qu’elle n’a jamais été envisagée ici qu’à des fins passionnelles. Nullement statique, c’est-à-dire enfermée dans son « rêve de pierre », perdue pour l’homme dans l’ombre des Odalisques, au fond de ces tragédies qui ne prétendent cerner qu’un seul jour, à peine moins dynamique, c’est-à-dire soumise à ce galop effréné après lequel n’a plus qu’à commencer effréné un autre galop, c’est-à-dire plus étourdie qu’un flocon dans la neige, c’est-à-dire résolue, de peur d’être mal étreinte, à ne laisser jamais embrasser : ni dynamique ni statique, la beauté je la vois comme je t’ai vue. Comme j’ai vu ce qui, à l’heure dite et pour un temps dit, dont j’espère et de toute mon âme je crois qu’il se laissera redire, t’accordait à moi. Elle est comme un train qui bondit sans cesse dans la gare de Lyon et dont je sais qu’il ne va jamais partir, qu’il n’est pas parti. Elle est faite de saccades, dont beaucoup n’ont guère d’importance, mais que nous savons destinées à amener une Saccade, qui en a. Qui a toute l’importance que je ne voudrais me donner. L’esprit s’arroge un peu partout des droits qu’il n’a pas. La beauté, ni dynamique ni statique. Le cœur humain, beau comme un sismographe. Royauté du silence… Un journal du matin suffira toujours à me donner de mes nouvelles : « X…, 26 décembre. – L’opérateur
chargé de la station de télégraphie sans fil située
à L’Île du Sable, a capté un fragment
de message qui aurait été lancé dimanche soir à
telle heure par le… Le message disait notamment : « Il y a
quelque chose qui ne va pas » mais il n’indiquait pas la position
de l’avion à ce moment, et, par suite de très mauvaises
conditions atmosphériques et des interférences qui se produisaient,
l’opérateur n’a pu comprendre aucune autre phrase,
ni entrer de nouveau en communication. La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas. (pp. 188-190) La beauté est ainsi comparée successivement à un galop effréné, un train bondissant, un sismographe, un message télégraphique. Ni figée (« statique ») ni en mouvement (« dynamique »), elle réside dans la saccade, dans l’élan brutalement interrompu, dans le fragmentaire. Nadja est un livre composite par excellence, essai théorique et manifeste esthétique, reportage illustré par des clichés, biographie et autobiographie, poème lyrique. Ses ruptures, ses lignes discontinues de points, illustrent par la pratique la définition de Breton. Le dernier adjectif, « convulsive » évoque les spasmes du mourant ou encore l’acte sexuel. Il rappelle également l’épisode du XVIIIème siècle des Convulsionnaires de Saint-Médard. « Convulsive », l’errance de Nadja, « convulsif » le récit du cheminement personnel de Breton, jalonné de « faits » et de rencontres, à travers Paris, à travers l’amour et l’art, vers la beauté. |
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