Nadja comporte trois personnages : Breton, le narrateur, et les deux femmes qu’il aime successivement, Nadja et la mystérieuse destinatrice de la dernière partie, Suzanne, à laquelle il s’adresse à la deuxième personne.

Le rejet du romanesque « traditionnel » que prône Breton, englobe évidemment les personnages romanesques, surtout les « types », simplistes d'après lui et qui agissent selon une psychologie artificielle et non justifiée. Pour lui, le réalisme d’un personnage se manifeste avant tout par des comportements imprévisibles. Comme il le rappelle dans son Avant-Dire de 1962, ce n’est pas un roman et ce ne sont pas des personnages romanesques, mais du « document « pris sur le vif » » et des êtres non fictifs.

[...] le ton adopté pour le récit se calque sur celui de l’observation médicale, entre toutes neuropsychiatrique, qui tend à garder trace de tout ce qu’examen et interrogatoire peuvent livrer, sans s’embarrasser en le rapportant du moindre apprêt quant au style. On observera, chemin faisant, que cette résolution, qui veille à n’altérer en rien le document « pris sur le vif », non moins qu’à la personne de Nadja s’applique ici à de tierces personnes comme à moi-même.

Avant-Dire, p. 6.

Nadja

La vraie Nadja

La vraie identité de Nadja est Léona Delcourt (1902-1941), jeune Lilloise débarquée à Paris en 1923. Son existence dans le Nord, où elle a une fille, nous est connue par le récit qu’elle en fait à Breton lors de leur rencontre, le 4 octobre (p. 74 et suivantes). À Paris, elle exerce de petits métiers pour survivre, vendeuse, figurante ou danseuse mais la vie est dure : « Sa situation matérielle est tout à fait désespérée » (p. 106), la prostitution rôde (« Elle ne fait aucun mystère du moyen qu’elle emploierait, si je n’existais pas, pour se procurer de l’argent, quoiqu’elle n’ait même plus la somme nécessaire pour se faire coiffer et se rendre au Claridge, où, fatalement... » p. 106) et elle s’est même essayée à un petit trafic de cocaïne comme elle le raconte toujours le 7 octobre (p. 107).
Elle aime se promener par les rues, s’arrêter aux cafés, y faire des rencontres ou y rédiger sa correspondance (voir les Lettres que Breton a conservées). Peu cultivée, elle est néanmoins dotée d’une intuition esthétique très fine comme le montrent ses réactions spontanées au spectacle d’œuvres d’art ou des textes de Breton.
Ce dernier la rencontre le 4 octobre 1926 place St-Georges (elle a 24 ans et lui 30) et à partir de cette date, ils se fréquentent quotidiennement jusqu’au 13 octobre. Elle affirme n’avoir commencé de dessiner qu’à ce moment.
Sur le plan financier, son existence est de plus en plus désespérée ; en décembre de la même année, elle est mise à la porte de son hôtel, tandis que Breton se détache peu à peu d’elle et que leurs rencontres s’espacent. C’est à cette période qu’elle lui adresse plusieurs lettres désespérées puis finit par prendre la décision de sortir de la vie de l’écrivain.
En mars 1927, elle est internée à la clinique Sainte-Anne, suite à une crise d’angoisse et d’hallucinations, puis elle est transférée dans un hôpital psychiatrique où elle meurt le 15 janvier 1941. Breton n’a jamais cherché à la revoir.

Le récit de cette rencontre occupe toute la partie centrale du livre, depuis « Le 4 octobre dernier... » (p. 71) jusqu’à « Est-ce moi-même ? », (p. 172). C’est Nadja elle-même qui a demandé à Breton, le 10 octobre, de l’écrire :

Puis, se plaçant devant moi, m’arrêtant presque, avec cette manière extraordinaire de m’appeler, comme on appellerait quelqu’un, de salle en salle, dans un château vide : « André ? André ?... Tu écriras un roman sur moi. Je t’assure. Ne dis pas non. Prends garde : tout s’affaiblit, tout disparaît. De nous il faut que quelque chose reste... »

(p. 117)


Nadja par elle-même (inédit)


Autre autoportrait de Nadja (inédit)

Tout commence donc le 4 octobre 1927, « devant une église » :

Tout d’un coup, alors qu’elle est peut-être encore à dix pas de moi, venant en sens inverse, je vois une jeune femme, très pauvrement vêtue, qui, elle aussi, me voit ou m’a vu. Elle va la tête haute, contrairement à tous les autres passants. Si frêle qu’elle se pose à peine en marchant. Un sourire imperceptible erre peut-être sur son visage. Curieusement fardée, comme quelqu’un qui, ayant commencé par les yeux, n’a pas eu le temps de finir, mais le bord des yeux si noir pour une blonde. Le bord, nullement la paupière (un tel éclat s’obtient et s’obtient seulement si l’on ne passe avec soin le crayon que sous la paupière. [...] Je n’avais jamais vu de tels yeux. Sans hésitation j’adresse la parole à l’inconnue, tout en m’attendant, j’en conviens du reste, au pire. Elle sourit, mais très mystérieusement, et, dirai-je, comme en connaissance de cause, bien qu’alors je n’en puisse rien croire. [...] Que peut-il bien se passer de si extraordinaire dans ces yeux. Que s’y mire-t-il à la fois obscurément de détresse et lumineusement d’orgueil ? C’est aussi l’énigme que pose le début de confession que, sans m’en demander davantage, avec une confiance qui pourrait (ou bien qui ne pourrait ?) être mal placée elle me fait.

(pp. 72-74)

Breton est ainsi aussitôt fasciné par la jeune femme et par les questions qu’elle fait naître en lui ; troublé, au moment de se séparer, il tente une première fois de percer son mystère en l’interrogeant :

Je suis extrêmement ému. Pour faire diversion je demande où elle dîne. Et soudain cette légèreté que je n’ai vue qu’à elle, cette liberté peut-être précisément : « Où ? (le doigt tendu :) mais là, ou là (les deux restaurants les plus proches), où je suis, voyons. C’est toujours ainsi. » Sur le point de m’en aller, je veux lui poser une question qui résume toutes les autres, une question qu’il n’y a que moi pour poser, sans doute, mais qui, au moins une fois a trouvé une réponse à sa hauteur : « Qui êtes-vous ? » Et elle, sans hésiter : « Je suis l’âme errante. »

(pp. 81-82)

Nadja est un regard, une énigme, une âme errante, image de la liberté.

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