Échos d'oeuvres poétiques

Nadja

Subjectivité et objectivité se livrent, au cours d’une vie humaine, une série d’assauts, desquels le plus souvent assez vite la première sort très mal en point. Au bout de trente-cinq ans (c’est sérieux, la patine), les légers soins dont je me résous à entourer la seconde ne témoignent que de quelque égard au mieux-dire, dont elle est seule à faire cas, le plus grand bien de l’autre —qui continue à m’importer davantage— résidant dans la lettre d’amour criblée de fautes et dans les « livres érotiques sans orthographe".

Avant-Dire

L'Alchimie du verbe in Une saison en enfer

A moi. L’histoire d’une de mes folies. Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles, et trouvais dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie moderne. J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques, sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs.

Je rêvais de croisades, voyages de découverte dont on n’a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de mœurs, déplacements des races et de continents : je croyais à tous les enchantements.

J’inventais la couleur des voyelles ! A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.

Ce fut d’abord une étude. J’écrivais des silences, des nuits. Je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges

Arthur Rimbaud (1854-1891)

Nadja

Le pouvoir d'incantation que Rimbaud exerça sur moi vers 1915 et qui, depuis lors, s'est quintessencié en de rares poèmes tels que Dévotion est sans doute, à cette époque, ce qui m'a valu, un jour où je me promenais seul sous une pluie battante, de rencontrer une jeune fille la première à m'adresser la parole, qui, sans préambule, comme nous faisions quelques pas, s'offrit à me réciter un des poèmes qu'elle préférait : Le Dormeur du Val.

pp. 59-62

Dévotion in Les Illuminations

À ma soeur Louise Vanaen de Voringhem : - Sa cornette bleue tournée à la mer du Nord. - Pour les naufragés.
À ma soeur Léonie Aubois d'Ashby. Baou. - l'herbe d'été bourdonnante et puante. - Pour la fièvre des mères et des enfants.
À Lulu, - démon - qui a conservé un goût pour les oratoires du temps des Amies et de son éducation incomplète. Pour les hommes ! À madame***.
À l'adolescent que je fus. À ce saint vieillard, ermitage ou mission.
À l'esprit des pauvres. Et à un très haut clergé.
Aussi bien à tout culte en telle place de culte mémoriale et parmi tels événements qu'il faille se rendre, suivant les aspirations du moment ou bien notre propre vice sérieux.
Ce soir à Circeto des hautes glaces, grasse comme le poisson, et enluminée comme les dix mois de la nuit rouge, - (son coeur ambre et spunk), - pour ma seule prière muette comme ces régions de nuit et précédant des bravoures plus violentes que ce chaos polaire.
À tout prix et avec tous les airs, même dans les voyages métaphysiques. - Mais plus alors.

Arthur Rimbaud (1854-1891)

Nadja

Tout d’un coup, alors qu’elle est peut-être encore à dix pas de moi, venant en sens inverse, je vois une jeune femme, très pauvrement vêtue, qui, elle aussi, me voit ou m’a vu. Elle va la tête haute, contrairement à tous les autres passants. Si frêle qu’elle se pose à peine en marchant. Un sourire imperceptible erre peut-être sur son visage. Curieusement fardée, comme quelqu’un qui, ayant commencé par les yeux, n’a pas eu le temps de finir, mais le bord des yeux si noir pour une blonde. Le bord, nullement la paupière (un tel éclat s’obtient et s’obtient seulement si l’on ne passe avec soin le crayon que sous la paupière. [...] Je n’avais jamais vu de tels yeux. Sans hésitation j’adresse la parole à l’inconnue, tout en m’attendant, j’en conviens du reste, au pire. Elle sourit, mais très mystérieusement, et, dirai-je, comme en connaissance de cause, bien qu’alors je n’en puisse rien croire. [...] Que peut-il bien se passer de si extraordinaire dans ces yeux. Que s’y mire-t-il à la fois obscurément de détresse et lumineusement d’orgueil ? C’est aussi l’énigme que pose le début de confession que, sans m’en demander davantage, avec une confiance qui pourrait (ou bien qui ne pourrait ?) être mal placée elle me fait.

pp. 72-74

A une passante

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair... puis la nuit! - Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité?

Ailleurs, bien loin d'ici! trop tard! jamais peut-être!
Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
O toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais!

Charles Baudelaire (1821-1867)

Nadja

Certes, rien ne me subjugue tant que la disparition totale de Lautréamont derrière son oeuvre et j'ai toujours présent à l'esprit son inéxorable : "Tics, tics et tics." Mais il reste pour moi quelque chose de surnaturel dans les circonstances d'un effacement humain aussi complet

p. 19

Poésies II

La poésie doit être faite par tous. Non par un. Pauvre Hugo! Pauvre Racine! Pauvre Coppée! Pauvre Corneille! Pauvre Boileau! Pauvre Scarron! Tics, tics, et tics.

Lautréamont (1846-1870)

Nadja

[...] sans but je poursuivais ma route dans la direction de l'Opéra. Les bureaux, les ateliers commençaient à se vider, du haut en bas des maisons des portes se fermaient, des gens sur le trottoir se serraient la main, il commençait tout de même à y avoir plus de monde. J'observais sans le vouloir des visages, des accoutrements, des allures. Allons, ce n'étaient pas encore ceux-là qu'on trouverait prêts à faire la Révolution. Je venais de traverser ce carrefour dont j'oublie ou ignore le nom, là, devant une église. Tout à coup, alors qu'elle est peut-être encore à dix pas de moi, venant en sens inverse, je vois une jeune femme...

pp. 71-72

Zone in Alcools


Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule
Des troupeaux d’autobus mugissants près de toi roulent
L’angoisse de l’amour te serre le gosier
Comme si tu ne devais jamais plus être aimé
Si tu vivais dans l’ancien temps tu entrerais dans un monastère
Vous avez honte quand vous vous surprenez à dire une prière
Tu te moques de toi et comme le feu de l’Enfer ton rire pétille
Les étincelles de ton rire dorent le fond de ta vie
C’est un tableau pendu dans un sombre musée
Et quelquefois tu vas le regarder de près

Aujourd’hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées
C’était et je voudrais ne pas m’en souvenir c’était au déclin de la beauté

Entourée de flammes ferventes Notre-Dame m’a regardé à Chartres
Le sang de votre Sacré-Cœur m’a inondé à Montmartre
Je suis malade d’ouïr les paroles bienheureuses
L’amour dont je souffre est une maladie honteuse
Et l’image qui te possède te fait survivre dans l’insomnie et dans l’angoisse

C’est toujours près de toi cette image qui passe

Guillaume Apollinaire (1880-1918)

Suite Accueil